Chapitre 1
Voilà maintenant dix minutes que je suis assise sur ce banc en attendant Dim. Je sais que mon meilleur ami n'est pas du genre à être en avance mais quand même, il pourrait faire un effort pour notre premier jour à la fac. Personnellement, je sens une petite boule dans le creux de l'abdomen. J'ai toujours eu peur de l'inconnu et tous ces étudiants qui courent autour de moi me donnent la nausée. Ne sachant pas où se trouve leur salle de cours, ils font aveuglement confiance à leur instinct grégaire en espérant que le mouvement de foule les emmènera au bon endroit. Je continue d'observer les alentours et m’aperçois que le bâtiment consacré à mon cursus a récemment été rénové. Un chemin de pavés gris conduit à l'entrée principale, elle-même ornée de banderoles nous souhaitant la bienvenue. De nombreuses affiches placardées sous le porche prônent le droit à la liberté d'expression et des deuxièmes années distribuent des flyers concernant la soirée d'intégration qui ne tardera pas à arriver. L'Université de Seattle est reconnue pour son taux de réussite et les qualités de pédagogue des enseignants-chercheurs. Mais ce qui m'a poussée à m'inscrire ici, c'est surtout mon besoin de prendre un nouveau départ. Je ne supporte plus la ville de Lynnwood où j'ai toujours vécu. J'avais besoin de changement et ma famille aussi, ainsi avons-nous décidé de déménager dans le centre de Seattle. L'idée de vivre dans la plus grande cité de l’État de Washington m'effraie autant qu'elle me fascine. Je pense qu'il me faut juste un temps d'adaptation, histoire de prendre mes marques et de me reconstruire après le terrible accident qui nous a accablés l'année dernière.
- Hey salut Kate ! La voix de Dimitri me sort brusquement de mes pensées. Désolé pour le retard mais je n'ai pas vu l'heure, je crois que je me suis endormi dans mon bain...
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Tu ne changeras donc jamais ! Bon allons-y si on ne veut pas louper le premier cours du semestre.
Dim et moi avons toujours eu envie de travailler dans les médias, seulement lui préfère être sous le feu des projecteurs et moi, écrire tranquillement derrière mon bureau. Voilà ce qui explique que nous avons choisi la même filière et la même Université puisque aucune autre dans les comtés voisins ne propose un cursus consacré à l'information et à la communication. Cela fait partie des nombreux points communs que nous partageons avec Dim. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il y a quatre ans, j'ai tout de suite su qu'il était l'ami dont j'avais toujours rêvé et plus le temps avançait, plus nous nous rendions compte des similitudes de nos deux personnalités. Tout d'abord, nous avons passé la plus grande partie de notre vie à Lynnwood et partageons notre éreintement pour cette ville. Ensuite, nous rions des mêmes choses, sommes téméraires, un peu lunatiques et pour finir, nous sommes tous les deux attirés par les hommes.
Nous longeons le parc dans lequel Dim m'a rejoint et franchissons la porte d'entrée en acier. Elle donne sur un grand hall dont les murs aux couleurs ternes sont ravivés par des placards de toutes sortes. Une magnifique pendule en fer forgé domine l'espace et sa taille gargantuesque lui donne un charme supplémentaire. Celle-ci confirme ce que je pensais, nous sommes déjà en retard de cinq minutes. Dim me prend la main et m’entraîne dans un des nombreux couloirs bondés qui conduisent aux salles de classes. Nous devons nous arrêter plusieurs fois pour regarder sur les plans affichés dans quelle direction se trouve exactement la L144. Les étudiants commencent peu à peu à se disperser dans les pièces attenantes et nous nous retrouvons bientôt seuls devant un escalier qui semble avoir été fraîchement repeint. Nous le gravissons et arrivons enfin devant la salle où nous avons été convoqués pour recevoir toutes les précisions utiles en ce premier jour à la fac. Nous entrons silencieusement et nous installons côte à côte.
Assis au fond de la salle de classe, nous attendons patiemment que notre proviseure daigne arriver et nous explique enfin le fonctionnement de l'Université. Je m'attends à entendre encore une fois le baratin habituel répété chaque début d'année scolaire sur l'enjeu des études pour notre future vie professionnelle et l'importance d'assister aux cours. En effet, à peine a-t-elle passé le pas de la porte que Mme Dumthird fait l'éloge du corps enseignant et des travaux dirigés, tout cela appuyé par un diaporama qui n'a pas dû être modifié depuis six ans. Sûre d'elle, elle annonce fièrement le programme que nous allons suivre pendant ce semestre ainsi que les noms de nos professeurs. Nous sommes une quarantaine d'élèves à écouter silencieusement son discours, tous assis sur des chaises en bois et accoudés sur les bureaux alignés les uns avec les autres, formant des rangées parallèles. La plupart d'entre nous ont leur ordinateur portable sous les yeux et inscrivent quelques notes sur un document Word. La gent féminine parait en supériorité numérique et je me demande avec lesquelles d'entre elles je pourrais m'entendre. Je porte ensuite mon regard sur Dim, qui est lui-même en train de reluquer un charmant jeune homme aux cheveux bruns frisottant quelques rangs devant lui. Comme je le connais, je sais pertinemment qu'il obtiendra son numéro avant la fin de la journée, qu'il soit homosexuel ou non (il en a déjà converti plus d'un!).
La voix aiguë de Mme Dumthird attire de nouveau mon attention, son tailleur Hermès bleu marine renvoie l'image d'une femme stricte et guindée avec beaucoup d'assurance. Sa coupe en carré met en exergue les traits fins de son visage et sa chevelure marron glacé dénote étrangement avec la pâleur de sa peau. Elle porte des lunettes rectangulaires qui dissimulent légèrement ses rides, un collier de perles orne élégamment son cou ce qui accentue son allure soignée et coquette. Elle insiste sur la notoriété de l'Université qui nous garantit un avenir prometteur tout en nous distribuant des polycopiés sur le règlement intérieur. Après nous avoir donné toutes les informations nécessaires, elle nous présente M. Flanigan qui vient de faire son entrée. Mme Dumthird prend alors congé en nous gratifiant d'un sourire chaleureux et quitte la pièce, toute pimpante sur ses talons aiguilles vertigineux. Notre professeur de communication publicitaire prend quelques instants pour nous informer du contenu de son programme semestriel et débute directement son cours sur la sémiologie de l'image selon Roland Barthes.
Lorsque la sonnerie retentit, nous laissons M. Flanigan seul devant son tableau noir et nous rendons au cours suivant qui a lieu de l'autre côté du bâtiment. Quelques heures plus tard, nous nous dirigeons, Dim et moi, à la cafétéria universitaire afin de déjeuner. Celle-ci se situe à côté de l'entrée principale d'où l'on aperçoit déjà une longue file d'attente dans laquelle nous nous faufilons. Devant nous, se trouvent deux étudiantes qui parlent avec enthousiasme de la soirée d'intégration. Curieuse, je leur demande :
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Excusez-moi mais, quand a lieu cette soirée ?
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Jeudi prochain, rétorqua la petite brune, tu devrais venir, ça va être la soirée du siècle. Tout le monde sera là, on va trop s'éclater !
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En plus, Liam Foster, le fils aîné de la proviseure, fait partie de l'organisation, il est trop canon et personnellement, c'est un élément qui suffit à me convaincre de ramener mon petit cul à cette soirée, ajoute son amie. Tiens, je te donne le flyer, comme ça tu auras toutes les infos nécessaires, j'en ai un en trop.
Je les remercie tandis qu'elles retournent à leur conversation. La soirée aura donc lieu dans une semaine au Trinity Night Club, une des plus grandes boîtes de nuit de la ville. Dim m'arrache le prospectus des mains et le scrute avec attention. Pas de doute, le fêtard qui est en lui ne peut pas louper cette première fête étudiante et il espère bien que je l'accompagnerai. La queue pour aller manger avance plus vite que ce que j'imaginais et je me retrouve désormais en train de choisir entre des boulettes de viandes qui baignent dans l'huile et un gratin de céleri peu ragoutant. Nous dénichons une table vide au fond de la cafétéria et décidons d'y poser nos plateaux repas. Cette grande pièce est illuminée grâce aux nombreuses baies vitrées et l'atmosphère est chaleureuse malgré le brouhaha permanent qui m'empêche d'entendre distinctement les propos de Dim.
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Hey chérie, tu viens dormir chez moi ce soir ? Je n'ai pas envie d'être seul pour ma première nuit dans mon nouvel appart, me lance-t-il.
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Oui pas de souci, il faut juste que je prévienne ma mère que je ne rentrerai que demain.
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Ok super ! j'ai même acheté une deuxième brosse à dents pour que tu puisses venir quand tu veux.
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Tu penses vraiment à tout Dim, je ris de bon cœur.
La suite du repas, bien que celui-ci fût infecte, s'est déroulée dans la bonne humeur comme le reste de la journée qui touche bientôt à sa fin. Nous descendons du bus qui nous a conduits jusqu'à l'appartement de Dimitri se trouvant dans le nord-ouest de Seattle, à deux rues de Holman Road. Ce dernier se trouve au quatrième étage d'un bâtiment ancien mais coquet, qui surplombe le Carkeek Parc. Lorsque Dim ouvre la porte, je suis immédiatement charmée par ce petit studio. Nous entrons directement dans une agréable pièce à vivre dont l'agencement est intelligemment pensé. Le vieux parquet ciré ajoute une touche cosy renforcée par l'immense tapis noir en fibres synthétiques que mon meilleur ami a disposé entre son petit canapé et son écran plat dernier cri. En outre, de multiples photos de nous deux sont accrochées le long du mur blanc cassé et je ne peux m'empêcher de sourire face à ces souvenirs partagés. Une table en mélamine ainsi que ses quatre chaises remplissent le fond de la pièce, éclairée par la fenêtre principale. A droite, on remarque une cuisine en aluminium toute équipée, j'ai hâte que Dim me prouve une nouvelle fois ses talents de cuisinier. Sur ma gauche se trouve une porte en bois entrouverte qui renferme l'unique chambre de l'appartement. Je sais déjà qu'il l'a soigneusement enjolivé car il est depuis toujours un fervent amateur de « Do It Yourself » et des magazines de décoration. Il a travaillé dur dans un petit magasin l'année précédente pour s'offrir un tel appartement et quand je le vois, je me dis que cela en valait la peine.
Un peu plus tard dans la soirée, je m'installe sur le sofa et mon meilleur ami me rejoint, tenant dans sa main droite l'assiette de crêpes que nous venons de préparer. Sa mère est Française et lui a donc enseigné les grandes spécialités de sa région, la Bretagne. Des fois quand je le regarde, je l'imagine avec un béret et une baguette de pain dans les bras et cette image me fait constamment rire. Mon père m'a toujours dit qu'un jour, il m’emmènerait découvrir les magnifiques paysages français, malheureusement, il n'a pas eu le temps de réaliser sa promesse... J'allume la télévision et lance le replay de notre série préférée, Pretty Little Liars, tandis que Dim tartine généreusement son met de beurre de cacahuètes. La dichotomie entre son alimentation copieuse et sa maigreur ne cessera jamais de me surprendre. Il a attaché son incroyable chevelure ondulée et châtain clair en arrière ce qui laisse voir les deux côtés rasés de sa tête et je dois avouer que cela le rend très sexy. Les cheveux de Dim sont sa plus grande obsession et ils accentuent son charme fou, il pourrait attirer l'homme le plus hétérosexuel du monde tant il est charismatique !
- On est d'accord, Caleb est juste le mec le plus beau du monde. Je suis prêt à me faire poser des seins, tuer Hannah et prendre sa place incognito pour pouvoir me le taper!
Je ne réalise pas tout de suite que Dim est en train de me parler de la série et de deux de ses protagonistes. J'explose de rire à l'idée de l'imaginer avec une poitrine et il me donne un coup dans les côtes pour que j'arrête, sans succès, de me moquer de lui. Nous terminons rapidement notre repas très peu équilibré lorsque Dim me demande :
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Alors, comment as-tu trouvé cette première journée à la fac ?
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Plutôt sympa, admis-je, j'ai hâte de rencontrer d'autres étudiants.
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Oui moi aussi, d'ailleurs, je ne t'ai pas dit ! J'ai réussi à avoir le numéro d'un ravissant jeune homme tout à l'heure, il s'appelle Kyle.
- Oh, laisse-moi deviner, c'est celui qui était devant nous lors du discours de Madame Dumthird et qui a des cheveux frisés ?
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Exact, comment tu sais ?
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Une simple intuition... j'aurais dû parier ! Dim prend la bombe de crème fouettée et la place devant sa bouche qu'il remplit à ras bord avec le produit ultra calorique puis continue :
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Et Seattle, ça te plaît ? Moi je trouve ça pas mal pour changer d'air après Lynnwood.
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Je ne sais pas encore, je pense que cette ville nous réserve beaucoup de surprises. Reste à savoir si elles sont bonnes ou pas...
Puis sur ces mots, nous débarrassons la table, faisons un passage éclair à la salle de bain et nous couchons côte à côte. Dim me souhaite bonne nuit et me donne un baiser sur le front en signe de tendresse. Demain, nous devons nous réveiller de bonne heure pour aller à l'Université et je sens mes paupières lourdes se fermer peu à peu.
Lorsque je me lève, les yeux mi-clos, je devine que Dim a préparé le petit-déjeuner. En effet, deux verres de jus de fruits sont posés sur la table accompagnés d'un bol rempli de muesli et de lait de soja. Je le vois suspendu au téléphone sur le balcon, je commence donc à manger sans lui. Pendant ce temps-là, j'envoie un texto à ma sœur Carolyn en espérant qu'elle puisse venir me récupérer ce soir après les cours. Celle-ci me répond presque instantanément d'un simple « ok ». De sa part, je ne m'attendais pas à un message plus sympathique. J'observe ensuite l'emploi du temps qui m'a été attribué hier. Aujourd'hui, je suivrai successivement les travaux dirigés de lecture de l'actualité, économie de la communication, sémiologie des médias et sociologie des organisations. Ce programme me ravit et j'ai hâte d'aller en cours. Dim fait son apparition et m'annonce qu'il prenait des nouvelles de ses parents et de sa petite sœur, restés dans notre ville natale. Mon meilleur ami est très attaché à sa famille et notamment à Dana de 6 ans sa cadette. Je m'entends très bien avec eux et ses parents sont formidables. Ils ont toujours soutenu leur fils et compris son attirance pour les hommes ce qui, par ailleurs, lui a valu de nombreuses insultes de la part des habitants frustrés de Lynnwood. C'est pendant cette période difficile pour lui que nous nous sommes rencontrés. Enfin, je le connaissais déjà mais seulement de vue. Et lorsque je l'ai aperçu seul au fond de la salle de classe, je n'ai pas pu m'empêcher de m’asseoir à côté de lui. Tous les regards étaient braqués sur nous, comme si nous étions deux criminels recherchés par le FBI. Mais je m'en fichais et ce fût la meilleure décision de ma vie. J'ai alors perdu tous mes amis de l'époque qui ne comprenaient pas pourquoi je restais avec ce « pd ». Moi, ce que je ne comprenais pas, c'est ce qui m'avait poussé à perdre mon temps avec ces personnes, obligées de dénigrer les autres pour se sentir supérieures. Dim et moi étions mis à l'écart du reste de la classe mais notre amitié n'en a été que renforcée. Et aujourd'hui, je ne peux imaginer ma vie sans lui.
Le temps presse et je me maquille en vitesse avant de partir attendre le bus de l'autre côté de la rue. Je m'apprête à passer une journée agréable mais longue et je suis partagée entre la joie de rentrer chez moi pour retrouver ma famille et l'appréhension d'un week-end qui s'annonce compliqué.